VIDA, Susan

ou UNE CITOYENNE DU MONDE

« Ouvrons le livre des livres : vivons, voyons, voyageons. Le monde est un livre dont chaque pas nous tourne une page. » (Alphonse de Lamartine)

Susan Vida voit le jour le 26 août 1971 à Montréal. Enfant unique d’un père d’origine hongroise et d’une mère d’origine croate, elle est handicapée de la vue à sa naissance, mais la maladie est indiscernable à ce moment-là. Rien ne permet de savoir que Susan est différente des autres enfants de son quartier. Elle y voit assez bien pour vivre une enfance normale : « Je courais partout », dira-t-elle dans une entrevue.

Elle a 7 ans lorsque son handicap commence à lui causer des ennuis. À ses débuts à l’école primaire, une institutrice remarque un drôle de comportement chez la fillette : elle s’approche souvent du tableau pour lire ce qu’on y a écrit. Inquiets, les parents consultent divers ophtalmologistes qui portent le même diagnostic : rétinite pigmentaire. Une quinzaine d’années plus tard, Susan apprendra d’un généticien que sa maladie est plutôt l’amorose congénitale de Leber. À partir du moment où le handicap est identifié par les spécialistes, la mère aura tendance à surprotéger sa fille, même quand celle-ci sera devenue adulte.

Études primaires

Dès la première année du primaire, Susan est une cliente de l’Association montréalaise pour les aveugles, un centre de réadaptation dont elle reçoit une loupe. Elle peut donc lire et écrire plus facilement. En classe, elle s’assoit à un pupitre de la première rangée pour être près du tableau. Quant à ses déplacements, ils ne nécessitent pas pour l’instant l’emploi d’une canne blanche. Tout se passe donc assez bien, si l’on excepte la gymnastique que Susan aimerait bien pratiquer… et que sa mère lui interdit.    

Études secondaires

Si les études primaires se déroulent quasi sans histoire, les choses se corsent au secondaire. Comme ses parents refusent de l’inscrire dans une école spécialisée, Susan se retrouve seule handicapée visuellement dans une polyvalente de 1400 élèves. À 14 ans, elle en paraît 8, car elle est très petite, très mince. De plus, son handicap est maintenant visible et sujet à quelques moqueries. Elle a heureusement de bonnes amies qui veillent sur elle et lui lisent parfois des livres au programme, et ce, d’une voix monocorde, se souviendra Susan.

Comme sa vision continue à baisser et que la loupe ne suffit plus à la tâche, elle se voit remettre des textes agrandis à la photocopieuse. On lui concède plus de temps lors des examens qu’elle fait à part des autres élèves. Une professeure itinérante, envoyée par l’école Nazareth et Louis-Braille, vient à l’occasion lui prêter main-forte dans certaines matières.  

Spectacle de fin de secondaire

Au 5ième secondaire, la timide Susan souhaite être connue autrement que par son handicap. Aussi, décide-t-elle de relever un défi de taille : organiser le spectacle de fin d’année. L’école étant multiethnique, pas moins de trente-trois pays y seront représentés ! Susan consacre tellement d’énergie à la préparation de l’événement que ses notes vont en souffrir quelque peu. Mais ce bénévolat plutôt exigeant lui permet de connaître plein d’élèves et de tisser de nouvelles amitiés. Après une pareille année, elle est toute triste d’achever son secondaire.

Une baignade involontaire 

Le 23 juin 1988, un incident va lui faire comprendre que marcher en solitaire la nuit, quand on a des rétines mal en point, se révèle assez hasardeux. Le soir du bal marquant la fin des études secondaires, une fois le souper et la danse terminés, Susan se retrouve seule dans le Vieux-Port à cause d’un malentendu tout bête avec ses amis. Sans trop savoir où elle est exactement, elle marche droit devant elle, arrive au bout d’un quai et tombe dans l’eau. La profondeur se situe entre quinze et vingt pieds mais, grâce à son père, Susan est bonne nageuse. Mais vers quoi nager dans cette obscurité ? Elle a de la chance, car des passagers d’un bateau de croisière qui mouille tout près lui lancent une bouée de sauvetage et l’aident à monter à bord. Un peu penaude, elle revient en taxi à la maison. Si maman est furieuse, papa, lui, est heureux : Susan est saine et sauve, c’est le principal.

Études collégiales et télévisionneuse

À l’automne suivant, elle entre au cégep Vanier en sciences humaines. Elle hésite entre deux métiers, psychologue ou avocate, mais ne sera ni l’une ni l’autre. Parce qu’elle est au collégial, elle a droit à de nouveaux outils adaptés. On lui donne alors un télescope et, surtout, une télévisionneuse qui, affirmera-t-elle plus tard, a changé sa vie. Pour la première fois, à 17 ans, elle peut lire un livre toute seule du début à la fin. Au secondaire, elle détestait la lecture parce que ses amies étaient de bien mauvaises lectrices, mais la télévisionneuse change tout cela. En cours complémentaire, elle choisit d’étudier l’espagnol sans savoir qu’un jour, pas si lointain, elle parlera couramment anglais, croate, espagnol, français, hongrois et italien.

Au grand dam de son père qui lui en tient rigueur pendant des mois, Susan abandonne le cégep après un an et demi. Elle désire étudier la danse comme thérapie, une discipline non offerte par le collège Vanier. Elle occupe plutôt un emploi de réceptionniste jusqu’en 1990. Cette expérience n’a rien de bien emballant, pas plus que la récession qui se fait sentir, aussi croit-elle plus sage de revenir au cégep. Elle termine son diplôme d’études collégiales, puis en entreprend aussitôt un deuxième, cette fois en Langues et Lettres, ce qui la conforte dans l’idée de poursuivre son étude des langues une fois rendue à l’université.  

Université Concordia et ordinateur

Avec deux DEC en poche, elle s’inscrit en 1992 à un baccalauréat en Langues modernes et Linguistique à l’Université Concordia. Elle dispose maintenant d’un ordinateur avec synthèse vocale, continue à utiliser sa télévisionneuse, mais la loupe et le télescope sont rangés dans un tiroir. Tout en fréquentant l’université, elle travaille à temps partiel dans un magasin de meubles de Laval où elle se rend par un long trajet en autobus. Dans ses déplacements, elle essaie de dissimuler son handicap, refuse la canne blanche, préoccupée par son image de jeune femme moderne. 

Canne blanche et Mexique

Toutefois, elle va dire oui à la canne au moment où elle s’apprête à participer à un programme d’échange avec le Mexique. On lui donne alors une canne blanche et un cours de mobilité. Elle aime bien l’aventure, mais préfère se montrer prudente. Après tout, elle devra durant un an se débrouiller toute seule dans un pays pas très avancé sur le plan des services offerts aux personnes ayant un handicap visuel. Malgré l’opposition de son père — à 23 ans, elle est pourtant majeure! –, elle s’envole pour le Mexique afin d’y poursuivre l’étude de l’espagnol.

Imaginons un instant Susan à son arrivée au Mexique avec deux valises et, non pas une, mais deux télévisionneuses d’un poids respectable ! À peine installée à Guadalajara, on l’informe qu’elle doit changer de campus. Voilà notre Susan dans un autobus qui roule quinze heures pour atteindre la région de Monterey. Rien n’est prévu pour les étudiants handicapés. Il lui faut se promener dans une ville où les feux de circulation se font rares et où les automobilistes ont préséance sur les piétons. Les trottoirs sont carrément absents ou différents de ceux de Montréal. Un jour, une professeure refuse obstinément de l’inscrire à une excursion de groupe de peur d’avoir à la guider. Susan est choquée par ce comportement et commence à voir le Mexique « d’un autre oeil ». Bref, elle est dépaysée, c’est le moins que l’on puisse dire.

Cependant, elle n’a pas le choix de composer avec son nouvel environnement, car son année est bien remplie. Mis à part les cours d’espagnol, elle enseigne l’anglais et le français, enfin fait un stage de six mois comme animatrice dans une station de radio, une aventure qui devait influencer la suite de ses études. Elle revient à Montréal avec un Certificat d’excellence. En dépit des problèmes que nous avons évoqués plus haut, Susan a beaucoup aimé son séjour au Mexique et a été triste de le quitter. Partie là-bas avec sa canne blanche, elle s’en est servie chaque jour. Côté autonomie, c’est une victoire.

Études (suite)

En 1996, revenue à Montréal, sans travail, sans argent, elle vit toujours chez ses parents. Après s’être interrogée sur son avenir, sur le choix d’une carrière, elle retourne à l’Université Concordia pour y compléter son baccalauréat. Son expérience d’animatrice de radio au Mexique l’amène ensuite à obtenir un diplôme d’études supérieures en Communication afin de pouvoir faire sa maîtrise dans le même domaine et au même endroit, l’Université Concordia. Susan n’achèvera cependant sa maîtrise qu’en 2004. À ce moment, elle aura perdu la fièvre des communications.

Mort du père

En 2000, elle interrompt ses études de maîtrise pour s’occuper de son père qui vit seul et qui, après avoir eu un anévrisme, est astreint à une longue convalescence. Son père se portant mieux, Susan revient à Concordia. Elle doit de nouveau mettre sa maîtrise de côté parce que la santé de son père s’est détériorée au point qu’il meurt bientôt d’un cancer. Susan traverse alors une période très difficile : « J’étais très proche de mon père », avouera-t-elle.

Par respect pour le disparu, elle va pendant six ans gérer son entreprise, une compagnie de taxi. Elle ne consent à la vendre qu’en 2009 parce qu’elle croit alors en obtenir un bon prix.

Quand on travaille dans un domaine ou dans une entreprise, affirmera-t-elle, il faut être à l’affût de tout ce qui se passe ou va se passer. » En femme d’affaires avertie, elle investit le fruit de la transaction dans l’immobilier.  

Travail à l’INCA

L’étudiante de maîtrise est engagée en 2001 par l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA) où elle passera plus de cinq ans. Elle en parlera plus tard comme d’« une période de développement professionnel très valorisante » et ajoutera que ses cours en communication, trop théoriques, lui ont été peu utiles quand est venu le temps de dresser des plans de… communication à l’INCA. Elle suivra hors université des cours davantage reliés à son travail.

Puis, pressentant que l’INCA allait connaître une crise financière et ne voulant pas « couler avec le bateau », elle décide d’utiliser autrement ses connaissances et lance sa propre entreprise.

Travail autonome

Depuis mai 2007, elle gère son propre service de traduction au sein duquel elle œuvre en tant que traductrice et rédactrice médicale. Un an plus tard, la travailleuse autonome ajoute à son palmarès un Certificat en traduction décroché à l’Université McGill. Elle supervise aujourd’hui, en 2014, une petite équipe de cinq personnes. Elle s’occupe davantage d’administration que de traduction et de rédaction, ce qui lui donne du temps pour concrétiser un rêve, écrire un roman.

Obstacles

Quand elle évoque tout ce qui s’est passé depuis ses 7 ans, le plus gros obstacle auquel elle a été confrontée est l’attitude des voyants. Pas tous bien sûr, mais ceux qui, parce qu’ils n’ont jamais côtoyé le monde de la déficience visuelle, font tout pour l’éviter et veulent croire que les gens sont tous faits sur le même moule. Susan égratigne au passage ces décideurs qui, par exemple lors de la construction d’un édifice, oublient qu’une partie de la population est handicapée et tant pis pour l’accessibilité ! Elle déplore également le manque de conscience sociale d’une société où règnent l’individualisme et la surconsommation.

Les voyages

Elle qui a longtemps étudié à l’université ne s’interdit nullement d’y retourner un jour, car elle aime apprendre, elle juge essentiel de stimuler son cerveau. Elle y arrive bien sûr avec les livres, sonores maintenant, car elle ne peut plus lire avec la télévisionneuse, son handicap le lui interdisant désormais. Une autre belle façon d’y parvenir, c’est assurément de voyager. Seule ou, depuis 2009 avec son compagnon, elle a jusqu’à présent visité trente-quatre pays et un trente-cinquième s’inscrira prochainement au tableau.

Ce portrait de Susan s’achève sur un happy end. Oui, parce que cette jeune quadragénaire s’est fiancée à l’hiver 2014 à Budapest, en Hongrie, le pays natal du père. Désire-t-elle de cette façon rendre un hommage posthume à un homme qui l’a beaucoup marquée ?[mks_separator style= »solid » height= »2″]

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