L’avenir du braille

Voici un texte qui a reçu le premier prix senior 2019 du concours ONKYO, concours international d’écriture sur le braille organisé par l’Union Européenne des Aveugles pour l’Europe. L’objet de ce concours est de promouvoir l’utilisation du braille en tant que moyen d’accès à l’information et facteur d’intégration sociale pour les personnes aveugles. Le gagnant, Monsieur Alain Décoppet, est d’origine suisse. Il a longtemps été représentant de la Suisse au sein de la CEBF (commission pour l’évolution du braille français). Un jolie texte à méditer!

On m’a souvent demandé : « Le braille est-il encore utile aujourd’hui ? Les personnes vivant en situation de handicap visuel peuvent prendre connaissance de l’information dont elles ont besoin par le truchement d’ordinateurs ou de smartphones équipés de voix synthétiques, sans parler des lecteurs de CD ou de fichiers audios dans toutes sortes de formats. Alors pourquoi encore le braille ? ». Ce genre de réflexions posent en fait la question de son futur, car s’il était avéré que le braille pouvait être remplacé par l’audio, cela voudrait dire qu’il n’a plus d’avenir.

Je suis convaincu que ceux qui vouent ainsi le braille à la disparition, ne réalisent pas qu’il est un système d’écriture. Or laisser disparaître un système d’écriture, c’est condamner ceux qui l’utilisent à une régression certaine.

En effet, l’invention de l’écriture a marqué un pas fondamental dans l’histoire des civilisations, car elle a permis une transmission et une diffusion à la fois précise, large et durable, du savoir accumulé jusque là par l’humanité. De ce fait, les civilisations ont pu progresser beaucoup plus rapidement que précédemment, et celles qui connaissaient l’écriture, prendre l’ascendant sur les autres.

L’écriture, d’après le dictionnaire « Le Grand Robert », est un « Système de représentation de la parole et de la pensée par des signes conventionnels tracés et destinés à durer ». Il faudrait compléter cette définition générale en précisant que ce système devrait pouvoir à la fois être décodé directement (sans intermédiaire) par celui qui l’a appris et s’adapter à l’invention de nouveaux supports : parchemin, papier, écran d’ordinateur ou plage braille tactile.

Or, selon cette définition, le braille s’avère être un système d’écriture et de lecture en relief tout à fait adapté aux aveugles ; il n’a jamais été égalé jusqu’ici, malgré les diverses tentatives qui ont été faites pour le remplacer.

Le braille est en effet un système optimal pour être lu avec les doigts. Le trait de génie de Louis Braille est d’avoir compris qu’une combinaison de points en relief se reconnaît instantanément, alors qu’un caractère formé de traits en relief prend nettement plus de temps à être identifié avec les doigts. Le fait que le braille se soit imposé de lui-même, plébiscité qu’il fut en son temps par les aveugles qui l’utilisaient, en est la preuve éclatante. Il a supplanté les autres systèmes d’écriture en relief qui existaient avant lui, comme l’alphabet ordinaire en relief imaginé par Valentin Haüy ou même l’alphabet stylisé, créé par Moon en Angleterre pour tenter de palier les défauts du système d’Haüy. Les six points du braille forment un rectangle aux dimensions standardisées qui peut être appréhendé d’un coup par le doigt, de manière à permettre une lecture fluide – je n’ignore pas les huit points du braille informatique, mais les points 7 et 8 ne sont utilisés que sporadiquement, ce qui n’a guère d’incidence sur la vitesse de lecture.

Le système braille est aussi un système optimal avec ses six points, donc 64 combinaisons (26), qui permettent d’écrire les signes usuels des codes d’écriture alphabétique dont l’usage s’est généralisé dans le monde. Avec ses 64 possibilités, le braille a pu être adapté non seulement aux langues utilisant l’alphabet latin, mais aussi pour transcrire des langues utilisant un alphabet différent comme l’arabe, l’hébreu, le grec, le russe… J’ai collaboré personnellement à la création d’un alphabet braille adapté au mooré, la langue principale du Burkina Faso, dans le cadre d’un projet d’alphabétisation auprès des aveugles de ce pays.

Le braille se révèle donc comme un système optimal d’écriture et de lecture avec les doigts. Dans ces conditions, on peut dire que voyants et aveugles sont à peu près égaux face à un document mis à leur portée sous la forme adéquate. Je dis « à peu près », car un aveugle lira en principe plus lentement qu’un voyant et aura une plus faible capacité à naviguer dans un texte, simplement par le fait que l’œil peut embrasser une page entière d’un coup, alors qu’il faudra plusieurs secondes à un aveugle pour faire la même opération.

Néanmoins, grâce au braille, l’aveugle peut lire et écrire. C’est important, car ainsi il pourra réaliser trois opérations fondamentales qui lui seraient impossibles, sans cette capacité de lire et écrire :

  1. se faire une représentation spatiale du texte lu : cela l’aidera à en repérer l’architecture et ainsi à mieux saisir le développement des idées présentées ;
  2. objectiver ses idées en les fixant sur un support, pouvoir les reprendre, les évaluer, les mettre dans un ordre cohérent, les modifier… Ce serait difficilement réalisable pour un texte simple et impossible si l’on visait un niveau de complexité plus élevé. Et pourtant ces opérations sont fondamentales pour tout acte de création littéraire ;
  3. acquérir plus sûrement de nouveaux concepts : comment songerait-on à apprendre l’orthographe, une langue étrangère avec sa grammaire, à résoudre des équations mathématiques à plusieurs inconnues, etc., sans avoir préalablement appris à maîtriser un système de lecture et d’écriture adéquat.

Pour toutes ces raisons, je suis un fervent militant de l’enseignement du braille : il est le seul moyen permettant à un aveugle de lire et d’écrire. Si je peux comprendre, à la rigueur, qu’une personne qui a perdu la vue tardivement, renonce à l’apprendre, en revanche, je trouverais totalement irresponsable de ne pas enseigner le braille à un enfant handicapé de la vue, sous prétexte qu’avec les moyens auxiliaires dont il dispose actuellement, ce serait inutile. Ce serait le condamner à l’analphabétisme et compromettre encore davantage ses possibilités d’intégration sociale ou professionnelle. Les moyens informatiques offrent aujourd’hui aux aveugles qui savent lire, des possibilités inimaginables d’accéder à des sources de connaissance qui leur étaient fermées il y a peu.

Voici près de deux siècles que le braille a été inventé. Il a prouvé au cours de ces années qu’il était capable d’évoluer, de s’adapter à de nouveaux supports, comme le numérique. Il a ouvert aux aveugles les chemins de la connaissance et saura le faire encore à l’avenir – pour autant qu’on ne le sabote pas !