réalisé par le Regroupement des aveugles et amblyopes du Québec (RAAQ)
Présentation de l’organisme
La mission du RAAQ
Le Regroupement des aveugles et des amblyopes du Québec (RAAQ) milite depuis plus de 42 ans pour le droit des personnes en situation de handicap visuel. Notre fédération représente des associations provenant de partout dans la province. Le RAAQ a pour mission de promouvoir et de défendre les droits des personnes aveugles et amblyopes du Québec, afin de favoriser leur intégration à part entière dans tous les domaines de l’activité humaine.
Les objectifs du RAAQ
Le RAAQ a trois objectifs distincts :
- Dans une perspective inclusive, promouvoir l’application des principes d’accessibilité universelle dès l’étape de la conception des produits et des services.
- Promouvoir l’élaboration et l’implantation d’une pensée propre aux personnes aveugles et amblyopes sur la nature de leur handicap et leur condition de vie.
- Dans une perspective de sensibilisation, excluant toute politique partisane, et en poursuivant des buts non lucratifs, défendre les droits et promouvoir les intérêts des personnes aveugles et amblyopes du Québec.
Mise en contexte
Petit historique du braille abrégé
Inventé en 1829, le système d’écriture braille a révolutionné l’accès à la lecture et l’écriture pour les personnes aveugles. Comparé aux autres codes de l’époque, ce système permet d’augmenter drastiquement la vitesse de lecture et d’écriture. Le braille présente cependant des inconvénients, notamment le volume important des ouvrages (Liesen, 2001). En effet, pour entreposer un dictionnaire de base en braille, il faut compter environ un mètre cube (Magna, 2024). En 1870, les frères de Saint-Gabriel conçoivent une forme de braille abrégé. Facile à apprendre, celui-ci avait toutefois le désavantage d’être plus sonore qu’orthographique. C’est en 1882 que Maurice de La Sizeranne publie sa méthode abréviative de l’écriture Braille, une méthode qui est purement orthographique (Magna, 2024).
En 1924, une commission franco-américaine met en place l’Abrégé orthographique étendu (AOÉ). Finalement, en 1951 puis en 1955, deux commissions apportent des modifications à l’AOÉ pour aboutir au braille abrégé utilisé actuellement, l’abrégé orthographique étendu 1955. Même si certains pays ont apporté de légères modifications à l’AOÉ 1955 au fil des années, il est de coutume d’utiliser le terme AOÉ 1955 lorsque l’on traite du braille abrégé francophone (Magna, 2024).
Le braille abrégé orthographique étendu se base sur un système de contractions et de symboles. La personne apprenante doit donc mémoriser l’ensemble de ces contractions et de ces symboles pour pouvoir lire et écrire le braille abrégé. Le nombre d’abréviations peut être amené à varier en fonction des modifications dans le code utilisé. Il est néanmoins possible de dire qu’en 2016, l’AOÉ enseigné dans les écoles du Québec comportait 1217 abréviations (Labbé et al., 2016).
L’abrégé orthographique étendu 1955 en chiffre
Gagner de l’espace
Même s’il n’y a pas de consensus sur l’espace économisé, les recherches démontrent qu’en utilisant l’AOÉ, il serait possible de réduire entre 25% et 40% du volume d’un document en braille intégral. Gagner de l’espace était, à l’origine, la principale raison de la création du braille abrégé (Laroche et al., 2017).
La rapidité de lecture
Encore une fois, les recherches ne s’entendent pas nécessairement sur le gain de temps réalisé lorsqu’une personne lit en braille abrégé. Il est cependant possible de dire que si une personne maîtrise bien son braille abrégé, elle va lire entre 10% et 15% plus rapidement que si elle lisait du braille intégral (Laroche et al., 2017).
Temps d’apprentissage
Le temps d’apprentissage nécessaire à la maîtrise de l’AOÉ 1955 est estimé à quatre ans (Fontaine Dans Labbé et al., 2016).
Une nouvelle réforme du code Braille abrégé
L’Accord pour une uniformisation du braille français signé à Casablanca en 2001 demande la création d’un groupe d’experts qui sera chargé de :
- mener une réflexion approfondie sur la pertinence d’une réforme du braille abrégé de 1955 ;
- déterminer les objectifs à atteindre et la méthodologie pour y parvenir, le cas échéant ;
- proposer une réforme.
Les instances signataires de l’Accord pour une uniformisation du braille français conviennent de la pertinence d’un système d’abrégé de braille français et spécifient qu’il doit être conforme au code Braille français uniformisé.
Il est aussi entendu que la réforme du braille abrégé se fera à travers un groupe international d’experts et reposera sur les principes suivants :
- optimiser la vitesse de lecture et d’écriture du braille ;
- faciliter la transcription automatique et manuelle dans les deux sens sans ambiguïté (de l’imprimé vers le braille et du braille vers l’imprimé) ;
- être rationalisé afin de faciliter son assimilation (systématiser les règles, limiter le nombre d’abréviations…) ;
- être en adéquation avec l’évolution de la langue française (conformément à la réforme de l’orthographe en vigueur) ;
- être élaboré en tenant compte de l’abrégé existant ;
- être orthographique en ce qui concerne l’utilisation d’assemblages de lettres sans se référer forcément au sens ou à l’étymologie ;
- être basé sur les études de fréquence de groupes de lettres et de mots.
Après une première rencontre du groupe international d’experts visant à jeter les bases d’un nouveau code Braille abrégé, il est convenu de confier le développement de ce code aux personnes expertes du Québec.
Mise en place du comité d’experts sur le braille abrégé et refonte du braille abrégé
Chapeauté par le comité québécois de concertation sur le braille (CQCB), le comité d’experts sur le braille abrégé (CEBA) regroupe des personnes expertes en braille de différents milieux. C’est le CEBA qui a développé une proposition de réforme de l’AOÉ 1955 et qu’il l’a déposé au CQCB en 2018. Avant de présenter cette proposition au groupe international d’experts, le RAAQ s’est assuré que les braillistes du Québec soient consultés, et les commentaires sur cette réforme ont été généralement positifs. Véritable refonte, ce nouveau code braille simplifié ferait passer le nombre d’abréviations de 1217 à un peu plus de 100, selon les versions.
Groupe international d’experts et enlisement des travaux
Lors des premières réunions du groupe international d’experts qui ont suivi le dépôt du code braille simplifié, les personnes représentant le Québec ont vite réalisé qu’en France, les choses évoluaient différemment et qu’un groupe de travail français développait aussi une proposition de réforme de l’AOÉ 1955. Si la proposition du CEBA présente une refonte complète de l’AOÉ 1955 se rapprochant du braille abrégé américain dans sa simplicité, la proposition française est quant à elle beaucoup plus axée sur l’amélioration du code existant.
Il est rapidement devenu clair que les deux approches seraient difficilement réconciliables et après plusieurs mois de travaux, la commission évolution braille français (CEBF), le pendant européen de notre comité québécois de concertation sur le braille (CQCB), a décidé de rompre les discussions avec le groupe international.
La situation actuelle du braille abrégé dans la francophonie
Au Québec, l’AOÉ 1955 est très peu enseigné. Jacques-Ouellette, école préscolaire, primaire et secondaire spécialisée en déficience visuelle ne l’enseignent plus depuis longtemps. Certaines professionnelles braille travaillant dans des centres de services scolaires l’enseignent encore, mais à très peu de personnes.
Quant aux personnes perdant la vue à l’âge adulte, elles apprennent parfois le braille intégral, mais presque jamais le braille abrégé. Le Québec se dirige donc rapidement vers des générations de personnes handicapées visuelles ne sachant pas lire le braille abrégé.
En Europe, la Belgique et la Suisse n’enseignent plus de braille abrégé depuis plusieurs années déjà. La France enseigne encore l’AOÉ 1955, mais la situation s’apparente à celle du Québec ; peu d’élèves apprennent actuellement le braille abrégé. En outre, il semble que l’enseignement du braille abrégé est particulièrement difficile lorsque l’on s’éloigne de la région parisienne.
Un avenir incertain pour le braille abrégé
Il semble que la CEBF continue de travailler de son côté sur une réforme du braille abrégé, mais le Québec n’est pas tenu au courant de l’avancement de ces travaux. Le RAAQ a exercé des pressions sur le CQCB pour une résolution et une clarification urgente du statut du braille abrégé au Québec. Cependant, le CQCB étant plus un comité politique que technique, la majorité de ses membres n’a pas les compétences pour faire des propositions de recommandations sur l’avenir du braille abrégé, plongeant ce dossier dans une impasse.
Les impacts de l’impasse du braille abrégé au Québec
Même si la génération actuelle de jeunes et d’adultes handicapées visuelles n’apprend plus le braille abrégé, plusieurs instances publiques continuent de produire leurs documents brailles en AOÉ 1955. Cela inclut le service québécois du livre adapté qui produit ses romans en abrégé, excepté les livres visant la petite enfance.
Une personne ne maîtrisant pas le braille abrégé n’a donc pas accès à la majorité des livres et des documents papier offerts par le SQLA et plusieurs instances gouvernementales. Et pourtant, le braille abrégé n’est, à peu de chose près, plus enseigné.
De plus, l’article de recherche Current Use of Contrated and Uncontracted French Braille in Quebec souligne dans sa conclusion que l’usage du braille abrégé est faible dans le milieu du travail, de l’éducation postsecondaire, de la vie quotidienne et des loisirs, exception faite de la lecture de roman. Les auteurs poursuivent en précisant qu’avec les nouvelles technologies, l’économie d’espace n’est plus aussi recherchée qu’avant. Toutefois, pour les personnes consultées dans cette recherche, le braille abrégé est nécessaire à l’utilisation du braille papier (Laroche et al., 2017).
Le RAAQ comme porteur de dossier
Devant l’hésitation de l’OPHQ à réactiver le CEBA, le RAAQ a décidé d’en assurer la coordination et l’animation afin que ce comité émette au plus vite des recommandations pour mettre fin à l’enlisement du braille abrégé au Québec et clarifie son statut.
Les recommandations du comité d’experts sur le braille abrégé
Mandat du comité
Lors de sa réactivation en 2023, le mandat octroyé au CEBA exige que ce dernier se prononce sur le futur de l’apprentissage et de l’utilisation du braille abrégé au Québec. Plus précisément, les questions suivantes sont soulevées :
- Faut-il poursuivre la production de matériel en code Braille AOÉ 1955 ?
- Doit-on officiellement cesser d’enseigner l’AOÉ 1955 ?
- Doit-on enseigner un nouveau code Braille abrégé, par exemple, en suivant la proposition québécoise déjà formulée au cours des travaux relatifs à l’Accord de Marrakech ?
Méthodologie de travail du comité
Il a été convenu que les membres du CEBA se rencontreraient sans restriction de durée jusqu’à ce qu’une position définitive émerge d’un consensus qu’ils soutiendront solidairement.
Ce sont finalement 5 rencontres, de 2 heures chacune, qui ont eu lieu entre septembre 2023 et février 2024. La présence de tous les membres est constatée à chacune d’elles. Un animateur externe a été embauché afin de faciliter les échanges.
Résumé des rencontres
Des questions ou des pistes de réflexion sont proposées en amont des rencontres, notamment sur la base des échanges de la réunion précédente. Le comité se penche d’abord sur l’élimination d’options incompatibles. Ainsi, le statu quo impliquant le braille AOÉ de 1955 apparaît rapidement comme ne pouvant pas être une solution retenue. Ce code Braille est jugé archaïque et dans la pratique, il n’est plus enseigné dans la province (selon les informations des membres du comité, un seul individu l’étudiait en 2023).
Après avoir procédé par élimination, deux options seront étudiées de manière plus exhaustive:
- Effectuez un virage complet vers un nouveau code Braille abrégé ou,
- À l’instar d’autres pays de la francophonie, choisir officiellement le braille intégral comme code devant être utilisé par les institutions et organismes publics.
Les membres parviennent finalement à définir une position claire, tout en conservant la possibilité de ne pas exclure totalement l’une des deux options. C’est ce qui est représenté par la proposition ci-dessous.
Recommandation finale du CEBA
- Considérant que les travaux en vue d’une réforme du code Braille abrégé français ont débuté sur la scène internationale il y a plus de 23 ans (Accord de Casablanca, 2001) ;
- Considérant que la technologie a depuis ce temps grandement évolué, rendant l’utilisation d’un ordinateur, d’un afficheur braille ou d’un téléphone intelligent accessible à une forte majorité de personnes fonctionnellement aveugle,
- considérant la démocratisation de nombreux logiciels et applications aujourd’hui accessible aux personnes fonctionnellement aveugles, permettant l’utilisation simultanée d’une synthèse vocale et du braille éphémère ;
- Que de ce fait, les vitesses de lecture et d’écriture ne sont plus des avantages indéniables du braille abrégé ;
- Que de ce fait, le volume occupé par des documents physiques transcrit en braille est de moins en moins un élément à considérer étant donné le virage numérique généralisé ;
- Considérant que les travaux des spécialistes québécois ayant mené à la proposition d’un nouveau code Braille abrégé français sont d’une grande qualité ;
- Considérant que cette proposition québécoise comprend une centaine de caractères pouvant être pleinement intégré en 12 mois d’apprentissage, contrairement à près d’un millier de caractères et un minimum de 4 ans d’apprentissage pour le braille abrégé orthographique étendu de 1955 (AOÉ) ;
- Considérant que les parties liées par l’Accord de Casablanca semblent avoir suspendu leur collaboration pour une période indéfinie ;
- Considérant l’importance historique associée à l’utilisation d’un braille abrégé ;
- Considérant l’intérêt et les préférences de certaines personnes lectrices de braille en ce qui a trait à l’utilisation d’un code braille abrégé pour certaines activités ;
- Considérant qu’il est déjà possible, au sein des cursus réguliers d’apprentissage du braille ou lors d’un parcours en réadaptation, d’apprendre le braille abrégé français ou d’autres codes ;
- Considérant qu’il est technologiquement possible d’afficher directement un texte intégral en différentes versions de braille abrégé à partir du moment où les tables braille informatique nécessaires existent ;
- Considérant la désuétude du braille abrégé orthographique étendu de 1955 (AOÉ) ;
Ainsi, il est recommandé
- Que le braille intégral soit le seul code braille utilisé par les organismes publics dans le développement et le déploiement de toutes offres de services et production physique et électronique de format dédié.
- Que les travaux nécessaires à la création d’une table d’affichage informatique correspondant à la proposition du braille abrégé québécois soient réalisés et que le fruit de ses travaux soit transmis aux organisations concernées, qu’elles soient publiques ou privées.
- Que les réseaux de l’éducation et de la réadaptation se voient octroyer les moyens conséquents à la réalisation de matériel pédagogique et de formations afin qu’apprendre à lire et à utiliser le braille abrégé québécois soit offert en option dans leur cursus respectif.
Consultation du RAAQ
Il est important de comprendre que le RAAQ ne porte pas les recommandations du CEBA. La réactivation du comité d’experts et la production des recommandations ont pour but de créer une base de discussion pour amener les milieux de l’éducation, de la réadaptation, de la culture ainsi que le milieu communautaire à se positionner sur l’avenir du braille abrégé.
Afin de s’assurer que la position du milieu communautaire représente bien l’opinion des personnes handicapées visuelles, le RAAQ a mis en place une large consultation.
Déroulement de la consultation
Pour lancer la consultation, le 11 juin 2024, nous avons organisé une rencontre via la plateforme Zoom, permettant aux personnes de participer par Internet ou par téléphone. Lors de cet événement, une membre du CEBA est venue présenter et expliquer les recommandations du comité.
Suivant cette rencontre, une plateforme de consultation a été mise en ligne, présentant une diffusion audio de la présentation de l’experte ainsi que l’ensemble des recommandations du CEBA. Les gens étaient invités à nous soumettre par téléphone et par courriel leur opinion sur ces recommandations en répondant aux deux questions suivantes :
- Que pensez-vous de la recommandation que le braille intégral soit le seul code braille utilisé par les organismes publics ?
- Que pensez-vous de la recommandation de créer une table d’affichage informatique correspondant à la proposition du braille abrégé québécois et que le fruit de ces travaux soit transmis aux organisations concernées, qu’elles soient publiques ou privées ?
Cette plateforme de consultation a été largement diffusée à travers nos réseaux. La consultation a pris fin le 25 août 2024.
Nombre de personnes participantes.
Du 11 juin au 25 août 2024, 24 personnes nous ont transmis leurs commentaires en lien avec ces questions et avec le braille abrégé en général. Habituellement, nos consultations rejoignent entre 40 et 100 personnes. Nous avons donc eu peu de participation.
L’enseignement du braille
Mentionnons d’emblée que sur les 24 personnes répondantes, une majorité estime que le problème de fond est le manque d’enseignement du braille. D’une part, ces personnes évoquent la pénurie de ressources pour l’enseignement du braille, tant dans le milieu de l’éducation que de la réadaptation. D’autre part, elles parlent du manque de spécialisation des intervenants enseignant le braille, qui serait notamment due au manque de professeurs aveugles, lesquels sont plus à même de comprendre l’utilité et les avantages du braille abrégé. Ainsi, pour cette majorité de répondants, la difficulté d’apprendre l’AOÉ 1955 ne réside pas dans le nombre trop élevé d’abréviations à mémoriser, mais dans des lacunes au niveau des compétences pédagogiques et de la valorisation de cet apprentissage. Au demeurant, ceci expliquerait pourquoi on entend parler d’une forte baisse d’intérêt pour l’apprentissage du braille abrégé.
Il est clair que l’enseignement du braille, qu’il soit intégral ou abrégé, traverse une crise au Québec comme ailleurs. Le RAAQ est bien conscient de ces lacunes et nous portons ces préoccupations via notre travail de représentation au sein du CQCB. Ce dernier s’est d’ailleurs donné pour mandat de brosser le portrait de l’enseignement et de l’utilisation du braille chez les adultes et les jeunes d’âge scolaire. Dans ce cadre, nous avons participé à l’élaboration d’un questionnaire s’adressant aux personnes ayant appris le braille dans les dernières années, ainsi qu’aux professionnels du milieu scolaire et de la réadaptation qui les ont accompagnées.
Parallèlement à ce travail, le RAAQ a décidé de faire de la résolution des enjeux entourant le braille abrégé une priorité, afin d’endiguer le flot de jeunes aveugles qui sont dans une zone grise, n’apprenant pas l’AOÉ 1955 dans l’attente de savoir si celui-ci recommencera à être activement utilisé au Québec. Une fois ce problème réglé, il est clair que la prochaine étape sera de faire des représentations pour s’assurer d’améliorer la qualité et la disponibilité de l’enseignement du braille au Québec.
Étant donné le lien entre la crise de l’enseignement du braille et la problématique actuelle du braille abrégé, le RAAQ a souhaité approfondir la question. Nous avons effectué une revue de littérature qui a fait ressortir plusieurs écueils dans l’enseignement du braille en France et au Québec que nous rapportons ci-après. Au mieux de notre compréhension, ces difficultés s’appliquent à la fois à l’enseignement du braille abrégé et à l’enseignement du braille intégral. Il est important de noter que le RAAQ ne prend pas position par rapport à ces constats. Nous nous contentons de compiler différentes embûches identifiées dans les recherches que nous avons consultées.
Changement de paradigme en éducation
L’idée d’inclure des élèves handicapées visuelles dans des classes régulières est assez récente au Québec comme en France. Jusqu’à récemment, les personnes aveugles et malvoyantes fréquentaient des écoles spécialisées ou des classes spécialisées dans des écoles régulières. Le cursus scolaire régulier de ces élèves incluait l’ensemble des matières spécifiques à la déficience visuelle comme le Braille et l’AOÉ 1955. Aujourd’hui, la majorité des jeunes handicapées visuelles étant intégrée dans des classes régulières, ils suivent le même cursus scolaire que l’ensemble des autres élèves et doivent en plus dégager du temps pour l’apprentissage des matières spécifiques. (Lewis-Dumont, Chotin et al., 2021) Ce temps d’apprentissage peut se faire au détriment de la participation à des moments de socialisation comme la récréation ou l’heure du dîner.
Le manque de ressource
Au Québec comme en France, il est de plus en plus difficile de trouver des personnes enseignantes spécialisées en Braille. Ce problème est plus criant lorsque l’on s’éloigne des grands centres urbains.
Les troubles associés
L’apprentissage de l’AOÉ 1955, code comprenant environ 1217 abréviations, peut représenter une charge mentale importante. Les nombreuses générations d’élèves handicapées visuelles ayant réussi à le maîtriser prouvent qu’il est tout à fait possible de l’apprendre. Cependant, cette charge mentale peut devenir une surcharge pour les élèves handicapées visuelles ayant des troubles associés. Une étude française rapporte ce phénomène : « Il faut souligner que l’on constate une évolution dans la population des jeunes déficients visuels, liée à l’évolution médicale, notamment des causes de ces déficiences. Beaucoup d’enfants sont atteints de troubles associés, notamment somatiques ou cognitifs et on ne leur propose pas d’apprendre le braille abrégé pour ne pas les surcharger.» ( Lewis-Dumont, Chotin et al., 2021, p. 58).
Les méthodes d’enseignement
Avec plusieurs élèves étudiants dans des classes régulières et avec la présence d’élèves ayant des troubles associés dans des classes spécialisées, il est difficile, voire impossible, de faire de l’enseignement de masse au niveau de l’AOÉ 1955. L’enseignement se fait généralement de manière individuelle. ( Lewis-Dumont, Chotin et al., 2021) Combiné au manque de ressource, cela complique l’apprentissage de l’AOÉ 1955.
Les questions de consultation et leurs réponses
Que pensez-vous de la recommandation que le braille intégral soit le seul code braille utilisé par les organismes publics?
42% des personnes répondantes sont en faveur de cette proposition, pour les raisons suivantes :
- Cela garantit l’accès aux documents publics pour les personnes qui connaissent uniquement le braille intégral.
- Cela contribuerait à encourager l’apprentissage du braille intégral à un plus grand nombre de personnes.
- Quelqu’un mentionne que c’est déjà difficile d’apprendre le braille intégral, en plus de tous les autres apprentissages supplémentaires que l’on doit faire en lien avec la perte de vision, donc il vaut mieux arrêter d’apprendre l’abrégé et se concentrer sur l’intégral.
- Une personne ayant appris le braille intégral à l’âge adulte mentionne qu’elle fonctionne bien avec l’intégral pour se relire au travail, et utilise au besoin des abréviations qu’elle forme elle-même sur la base de l’intégral.
- Certaines personnes estiment que le braille abrégé est désuet et elles ne l’utilisent plus, car elles ont abandonné le braille papier depuis 20 ans. Avec le braille numérique, gagner de la place n’est plus nécessaire. Sans oublier les coûts plus onéreux du braille papier, surtout pour les documents scolaires qui ne servent qu’une seule fois. Le braille numérique est donc bien mieux adapté.
- La démocratisation des outils numériques a modifié les besoins et les pratiques en matière de lecture et d’écriture.
- Une personne dit préférer utiliser l’intégral afin de maintenir l’orthographe.
21% des personnes répondantes sont contre cette proposition, pour les raisons suivantes :
- Elles souhaitent avoir accès aux documents en abrégé pour une lecture plus rapide, notamment utile pour la lecture à haute voix. Sachant qu’en braille électronique, la vitesse de lecture est déjà ralentie par la nécessité de faire défiler plus souvent le texte sur l’afficheur. Toujours concernant la vitesse de lecture, un répondant fait le lien avec la perte de rapidité de l’intégral versus l’abrégé, avec pour conséquence le recours privilégié à la synthèse vocale et in fine, des impacts négatifs sur l’alphabétisation des personnes aveugles.
- L’abrégé permet d’avoir une meilleure compréhension du texte et une meilleure vue d’ensemble du document.
- Les afficheurs multilingues feront leur apparition dans quelques années, et leur utilisation est plus optimum en abrégé.
- Les livres en braille intégral sont trop volumineux. Certaines personnes évoquent un manque de motivation à lire des ouvrages trop longs en intégral. Avec l’abrégé papier, on gagne 40 % d’espace.
- Il faut garder et renouveler la collection en braille abrégé du SQLA.
- Ces plus-values du braille abrégé ont été mises de l’avant par plusieurs répondants comme étant des facteurs clés de la réussite académique et professionnelle.
29% des personnes participantes suggèrent qu’on laisse le choix à l’utilisateur :
- Parce que la production à partir de logiciels de transcription rend la chose facilement faisable. Sur ce point, une personne évoque cependant de possibles difficultés pour passer d’un mode braille à l’autre et rappelle qu’il faut pour cela un logiciel. Le format E texte permet plus facilement de choisir le niveau de braille désiré, mais l’expérience de lecture est moins bonne qu’en BRF.
- Une personne recommande de garder l’abrégé comme norme de production, « quitte à fournir des versions en braille intégral lorsque demandé par des usagers en particulier ».
Que pensez-vous de la recommandation de créer une table d’affichage informatique correspondant à la proposition du braille abrégé québécois et que le fruit de ces travaux soit transmit aux organisations concernées, qu’elles soient publiques ou privées ?
63% des personnes répondantes émettent des réserves quant à cette recommandation :
- Cela constituerait un nouvel apprentissage pour ceux qui connaissent déjà l’AOÉ 55, et compte tenu du manque de ressources en centre de réadaptation, qui va leur enseigner ?
- Les personnes qui embossent continueront d’utiliser l’AOÉ 55.
- Cela ajouterait de la complexité pour les travailleurs du braille, et qui va les former à ce nouveau code ?
- Une personne souhaitant préserver l’AOÉ 55 rapporte « qu’historiquement, la remise en cause de l’abrégé depuis les années 90 a toujours été enclenchée soit par des producteurs, question de coûts et de logiciels, soit par des voyants, enseignants ou fonctionnaires, du milieu de l’éducation. Jamais par les utilisateurs eux-mêmes ».
- Pour certains, il s’agirait d’une perte de temps et d’argent puisque l’abrégé n’est plus utile. Dans ce cadre, deux personnes estiment « plus judicieux de concentrer les efforts sur l’amélioration des afficheurs braille plutôt que sur un code dont l’utilité est en déclin ».
- Plusieurs personnes estiment que cela représente trop de ressources à engager pour les fabricants et le gouvernement. Qui plus est, elles jugent irréaliste de penser que l’on va convaincre les concepteurs de supporter une table spéciale uniquement pour une clientèle québécoise.
- Un ancien étudiant mentionne que l’on risque de générer la même erreur qu’avec le code Braille scientifique québécois (CBSQ). La norme au Québec est d’utiliser ce code pour les documents scientifiques et mathématiques. Comme ce code est propre au Québec, il n’a pas été implanté dans les lecteurs d’écran et les afficheurs braille, de sorte qu’un « étudiant québécois, en plus de devoir apprendre le CBSQ qui est la norme au Québec, devra impérativement se familiariser avec un code Braille scientifique international s’il souhaite compléter des études universitaires ou travailler avec du contenu scientifique à plus grande échelle ».
Presque toutes les personnes qui se sont prononcées en défaveur du nouveau code soulignent que cela isolerait le Québec des autres pays de la Francophonie, sans gain significatif pour le Québec, et avec pour conséquences :
- Le Québec sera privé d’accès aux productions en braille abrégé de ces pays, et vice-versa.
- Dans la mesure où les échanges seront davantage possibles en braille numérique, cela tendra à faire disparaître le braille papier. Sur ce point, plusieurs personnes affirment que cela équivaut à restreindre les outils d’accès pour les non-voyants, alors que les voyants ont encore accès à beaucoup de livres papier.
- En créant un braille abrégé québécois, on risque d’imposer aux braillistes un apprentissage supplémentaire puisqu’aussitôt sortis de nos frontières, ils seront confrontés à l’AOÉ 55.
- Cette proposition va dans le sens contraire de l’esprit ayant animé la création du Code Braille français uniformisé et contribuerait plutôt à désuniformiser le braille français.
Finalement, certains se questionnent à savoir : « si les jeunes refusent d’apprendre l’AOÉ 55, accepteront-ils d’apprendre le nouveau code ? ».
Parmi le 21% de personnes favorables à la mise en place d’un nouveau code, une personne ayant appris le braille intégral à l’âge adulte serait davantage motivée à apprendre le braille abrégé si celui-ci a moins d’abréviations, de règles et d’exceptions. Même s’il y a une volonté d’apprendre l’abrégé de la part de cette personne, elle indique plusieurs obstacles ayant un effet décourageant : le manque de livres en intégral empêche de développer une meilleure maîtrise de ce dernier en vue de se diriger vers l’abrégé. Or c’est une condition exigée par le centre de réadaptation pour lui enseigner l’abrégé. De plus, le manque de support pour connaitre et utiliser les différentes fonctionnalités des appareils Braille numériques ne favorise pas une utilisation plus systématique du braille, au profit de la synthèse vocale.
Les autres personnes qui se sont prononcées en faveur d’un abrégé québécois lisent l’AOÉ 55 et elles semblent curieuses et motivées à apprendre le nouveau code, d’autant plus s’il ressemble à l’abrégé anglais. Elles sont aussi ouvertes à la proposition si cela met plus de chances du côté de la nouvelle génération de braillistes. Une personne précise toutefois qu’elle est favorable au nouveau code, « à condition que les autres pays francophones embarquent. »
Position du RAAQ
Afin de prendre une décision éclairée concernant l’avenir du braille abrégé au Québec, le conseil d’administration du RAAQ s’est basé sur les principes suivants:
- La cohérence avec les autres pays de la francophonie.
- La prise en compte de l’évolution des technologies et les avantages qu’elles peuvent représenter.
- L’équité entre l’ensemble des personnes lisant le braille.
- L’accès pour toutes et tous à la lecture et l’écriture.
- L’accès pour toutes et tous à un enseignement de qualité.
Conformément à ces principes et pour permettre à l’ensemble des personnes lisant le braille d’accéder aux documents publics, le conseil d’administration recommande au gouvernement du Québec de prioriser exclusivement le braille intégral pour l’ensemble des documents produits par les organismes publics et les entreprises du gouvernement.
Conformément à ces principes et pour assurer la pérennité du braille, le conseil d’administration du RAAQ recommande que le gouvernement du Québec concentre ses efforts sur l’enseignement d’un braille intégral de qualité dans les milieux de l’éducation et de la réadaptation.
Bibliographie
- Labbé, C-A., Laroche, L., Benoît, C., St-Pierre-Lussier, F. et Wittich, W. (2016, février), Utilisation actuelle du braille intégral et abrégé français au Québec dans La technologie au service de la déficience visuelle, 18e symposium scientifique sur l’incapacité visuelle et la réadaption, Montréal. https://ecolejo.csmv.qc.ca/wp-content/uploads/2018/01/Labbe-et-al.-Utilisation-actuelle-du-braille-integral-et-abrege-francais-au-Quebec-INLB-2016.pdf
- Laroche, L., Labbé, C.-A., Benoît, C., St-Pierre-Lussier, F., & Wittich, W. (2017). Current use of contracted and uncontracted French braille in Quebec. British Journal of Visual Impairment, 35(3), 232-246. https://doi.org/10.1177/0264619617711731
- Lewi-Dumont, N., Chotin, A. et Puustinen, M. (2021, décembre). Les pratiques de lecture et d’écriture chez les personnes braillistes de différentes générations. Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation des jeunes handicapées et les enseignements adaptés. https://insei.hal.science/hal-03500563
- Liesen, B. (2001, décembre). Le braille Origine, réception et diffusion. Voir, no 23, 6-25.
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